[ conférence ] Les nouveaux visages de l’édition savante : libre accès, économie sociale et solidaire et éditorialisation, 4 novembre 2020
Compte rendu par Marie Vial-Bonacci, Myriam Hamla et Léa Mosnier du Master 2 « Publication Numérique » de l’ENSSIB. Du 2 au 6 novembre 2020, s’est déroulé l’évènement « Les entretiens Jacques Cartier se réinventent ». Il a été l’occasion pour différents acteurs de discuter de sujets sociaux, culturels, techniques et économiques dans un dialogue franco-québécois. Rassemblant différents formats, tels que les conférences, ou encore les tables rondes, les entretiens se sont déroulés pour la première fois à distance, sous forme de webinaire, afin d’anticiper les contraintes liées à la crise sanitaire actuelle. Une deuxième session aura lieu cette fois-ci en présentiel, du 25 au 27 mai 2021, afin que les acteurs des divers secteurs professionnels puissent échanger. En effet, les entretiens Jacques Cartier, s’inscrivent avant tout comme un lieu de rencontre, de partage, et de réseautage professionnel du monde de l’entreprise. Nous proposons ici un compte rendu de la conférence du 4 novembre, intitulée « Libre accès, économie sociale et solidaire, éditorialisation – les nouveaux visages de l’édition savante ». Organisée par Valérie Larroche, maître de conférences à l’ENSSIB et membre du laboratoire de recherche Elico, et par Antoine Fauchié, doctorant à l’Université de Montréal, rattaché à la Chaire de recherche du Canada en Ecritures numériques, la conférence a associé les acteurs de l’édition savante œuvrant dans l’open Access et dans l’économie solidaire du secteur culturel. Pour ce faire, la conférence a accueilli plusieurs acteurs et actrices majeur(e)s:
Ce compte rendu aura pour objectif de cibler les points clés des différentes interventions ainsi que leurs enjeux, liés notamment à la préoccupation des contenus publiés, au maintien d’une diversité culturelle et à des pratiques éditoriales innovantes. La conférence s’est déroulée en deux parties, l’une se concentrant sur la mise en place de stratégies économico-éditoriales, l’autre s’attachant à montrer des expériences de pratiques éditoriales, liées à des projets issus de l’économie sociale et solidaire et de l’open Access. La première partie de la conférence a été animée par Sylvie Bigot et Emilie Paquin. À travers leur expérience professionnelle au sein du monde de l’édition, les deux intervenantes ont présenté leurs stratégies de fonctionnement, reposant sur un équilibre entre le développement de leur secteur d’activité, la proposition d’une meilleure accessibilité et l’élargissement du public. LES PUG (Presses Universitaires de Grenoble)Un développement stratégico-économique maitrisé Lors de son intervention, Sylvie Bigot présente le cas des Presses Universitaires de Grenoble (PUG), un des rares éditeurs en France qui œuvre dans l’économie sociale et solidaire. Les points clés de sa présentation concernent la stratégie de développement mise en place depuis 2017, les pratiques liées à la gouvernance et à l’organisation de la maison d’édition ainsi que son changement de statut, s’érigeant aujourd’hui comme une société coopérative d’intérêt collectif. Présentons brièvement les PUG d’un point de vue économique et éditorial. Cette maison d’édition scientifique, universitaire et indépendante depuis 1972, s’inscrit en tant que coopérative regroupant neufs salariés. Travaillant en partenariat avec Madrigall, grand groupe d’édition et de diffusion en France et à l’international, la maison d’édition publie quarante à cinquante nouveautés par an, pour un catalogue total de 500 livres électroniques et 2500 titres. Force est de constater que le marché des sciences humaines et sociales en librairie tend à s’appauvrir. Pour faire face à ces changements, les PUG ont mis en place un plan stratégique de développement à plusieurs échelles. Plus précisément, le développement se concentre selon trois grands axes, afin de pérenniser la maison d’édition : le domaine des SHS avec la proposition de nouvelles collections et de nouveaux formats, les livres de Français Langue Etrangère avec un positionnement international et le développement d’une méthode d’apprentissage du français. Enfin la maison d’édition s’est penchée sur la création de nouveaux produits ciblant le grand public. Afin de mettre en place un tel projet, la maison d’édition a réalisé des investissements conséquents. Elle a donc choisi de modifier son statut, en passant de coopérative de consommation, à une société coopérative d’investissement collectif, pour faire entrer au capital les institutions et les entreprises, en priorité. La modification des statuts de l’entreprise s’est accompagnée d’une modification de son organisation. Ses valeurs ont donc dû être définies dans l’objectif de servir l’intérêt collectif. De même, sa gouvernance est devenue collégiale, composée de trois entités, à savoir un directoire, mené par Ségolène Marbach, directrice éditoriale et Sylvie Bigot, un conseil de surveillance réunissant des acteurs économiques (élus locaux et universitaires), ainsi qu’une assemblée générale. Des projets s’inscrivant dans une dynamique sociale et solidaire Les PUG ont mené plusieurs actions concrètes, favorisant l’ouverture et l’accès à la culture et l’apprentissage pour chaque public. Ainsi, les PUG s’appuient sur des disciplines qu’elles maîtrisent bien (SHS), tout en gardant une perspective d’élargissement :
Une stratégie de diffusion centrée sur le numérique La réflexion sur le contenu doit s’accompagner d’une partie diffusion et communication. Sur ce point, les PUG ont travaillé avec de nouveaux agrégateurs pour la diffusion numérique, ainsi que des libraires. La maison d’édition s’est attachée à développer plusieurs types d’offres, afin de s’adapter à son public, telles que des ventes d’ouvrages aux chapitres, des ventes au format papier et au format numérique, etc. Enfin, les PUG se sont focalisés sur le développement de l’aspect web marketing, à travers des campagnes auprès des différents réseaux sociaux, la mise en place de portail de référencement, ou encore la réalisation de jeux concours, avec des acteurs tels que Télérama. La plateforme de recherche francophone EruditUn rôle majeur dans la publication d’ouvrages en libre accès Dans un second temps, Sylvie Paquin est intervenue afin de présenter Erudit, une plateforme de production, de diffusion et de recherche, basée à l’université de Montréal et créée en 1998. Bien que son intervention ait été écourtée en raison de problèmes techniques, la professionnelle a cependant présenté une intervention soulignant la volonté qui a été développée à Montréal, de diffuser les savoirs. En effet, Erudit, relevant d’un consortium interuniversitaire, s’érige comme un acteur majeur dans la valorisation numérique des publications en SHS, avec plus de 200.000 documents accessibles dont 95% en libre accès, pour 4 millions de visiteurs par an. Le constat réalisé par Emilie Paquin est semblable à celui précédemment observé à Grenoble : les publications dans le secteur des SHS, sont fragiles économiquement. Dans ce cadre, la plateforme a mis en place divers projets, afin de soutenir financièrement les revues en SHS, Art et Lettres. L’un de ces projets consiste à développer un partenariat pour le libre accès afin de soutenir financièrement les revues. La commercialisation se fait chez Erudit sous embargo de 12 mois, une durée relativement courte liée à une politique nationale en faveur du libre accès. Cet embargo permet de conserver un certain revenu financier pour les éditeurs, tout en permettant le libre accès à moyen terme. Pour obtenir des informations complémentaires sur les actions mises en place par la plateforme, nous vous invitons à visiter le lien suivant : https://www.erudit.org/fr/ La deuxième partie de la conférence, animée par Servanne Monjour, Nicolas Sauret et dans un second temps par Sylvia Fredriksson, s’est concentrée sur une réflexion quant aux formes et aux pratiques éditoriales innovantes, liées à des projets relevant de l’économie sociale et solidaire et de l’open Access, à travers des outils éditoriaux et des expérimentations. Les ateliers [Sens Public]Repenser les formats et les formes de l’édition savante Servanne Monjour et Nicolas Sauret ont travaillé tous deux au sein de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, dirigée par Marcello Vitali- Rosati. Leur équipe a mené une réflexion sur l’édition savante et le libre accès, avec la volonté de repenser les formes et les formats de l’édition savante. En effet : « changer la façon dont [les chercheurs] publie la science, pourrait [les] amener à changer la science elle-même ». Leur postulat de départ est le suivant : l’écriture et les outils d’écriture tendent à conditionner la pensée et donc la production du savoir, ainsi que sa transmission. À travers l’étude du format de l’article et de la monographie, les chercheurs ont constaté une certaine forme de déterminisme dans la manière d’écrire le savoir, de le diffuser mais également de le légitimer. En effet, la pensée se plie à la forme, au risque d’un figement et d’une certaine inertie, plutôt que d’encourager l’innovation. Ce postulat prend particulièrement toute son importance dans le domaine de l’écriture numérique, façonnée par les géants de l’industrie que sont les GAFAM. (Google Apple Facebook Amazon Microsoft). Dès lors, l’édition savante semble prise en étau entre les maisons d’édition traditionnelles et les GAFAM. À partir de constat, une réflexion a été menée sur la fonction première des formes de publication afin de définir des principes clés de l’édition savante : réintroduire la conversation scientifique, valoriser la maniabilité et la modularité des contenus, et proposer plusieurs parcours de lecteurs. Une volonté de prendre soin de la chaîne de production de l’écrit Afin d’expérimenter de nouvelles formes de publication et d’éditorialisation, Michael E. Sinatra et Marcello Vitali-Rosati ont lancé la collection Parcours Numérique avec les Presses de l’Université de Montréal (PUM). Toutefois, la collection accueillie par une maison d’édition traditionnelle savante, n’a pas pu remplir tous les objectifs visés puisque les chercheurs ont été confrontés à des verrous, notamment sur le sujet de l’évaluation par les pairs, un modèle très traditionnel qui ne favorise pas la conversation scientifique. À la suite de cette expérience, la volonté de reprendre le contrôle de la chaîne éditoriale et de prendre soin de la chaîne de production de l’écrit, a conduit à la création de l’outil Stylo, un éditeur de texte en ligne, spécialement créé pour les SHS. Il a été pensé pour tout scripteur, qu’il soit étudiant, chercheur ou éditeur, engagé dans une édition scientifique, soucieuse des données qu’elle produit et soucieuse de conserver la maîtrise de diffusion dans l’écosystème numérique. Cet outil, conçu à partir de logiciels libres et ouverts, permet notamment d’envisager d’autres formes d’évaluation par les pairs. La conversation et la transparence jouent ainsi un rôle important dans le processus éditorial. Réflexion sur la mise en place d’autres formats Au sein de la maison d’édition Les ateliers de [sens public], une réflexion a été menée afin de remettre en question le format de la monographie. En effet, ce format, considéré comme « le sésame » pour l’évolution de carrière des chercheurs relève d’une structuration rigide et trop institutionnelle. Ainsi, un risque existe à privilégier la forme au détriment du contenu. Les chercheurs défendent ainsi l’idée que le savoir peut se transmettre autrement, en misant sur d’autres formes et formats d’écritures, tels que l’anthologie, le manifeste, l’écriture collective et collaborative ou encore le format épistolaire. Ainsi, les chercheurs désirent créer des nouveaux outils de pensée afin de « faire science autrement ». Les pratiques éditoriales en tiers-lieuxLa quatrième intervention a été menée par Sylvia Fredriksson, designer et chercheuse, qui s’intéresse depuis plusieurs années aux pratiques de documentation, d’éditorialisation et de la question des communs. Ses projets sont liés à l’engagement du designer dans le rapport à l’espace public et portent plus précisément sur la valorisation des communs, sur les enjeux de l’appropriation citoyenne des cultures numériques. À travers cette conférence, la professionnelle a apporté un regard sur des projets éditoriaux, menés dans des tiers lieux. Lors de son intervention, Sylvia Fredriksson aborde les pratiques d’éditorialisation en tiers lieux autour de trois points : l’explication de la signification de « pratiques éditoriales en tiers-lieux », la présentation de quatre productions éditoriales singulières et l’analyse de celles-ci. Définir les communs et les tiers-lieux Pour comprendre le thème traité, il est nécessaire de faire le point sur différents termes que l’on voit apparaître dans cette réflexion. Nous assistons, en Europe, à une sorte de renaissance des communs qui est une voie possible vers une réinvention démocratique et sociale. Ce concept renvoie à la prise de conscience d’une limite de la régulation des sociétés, de l’économie et de l’écologie, par une logique de marché ou par la puissance publique. Cette renaissance des communs suppose la coexistence d’une ressource identifiée, d’une communauté autour de cette ressource et de modes de gouvernances collectifs. Elle appelle à un renouvellement des instruments et mécanismes de co-construction de l’action publique sur le plan juridique, économique, écologique, social et politique. Ces nouveaux mécanismes se réinventent simultanément à l’émergence de nouvelles scènes de l’action publique, tel que les tiers lieux. Ces derniers se définissent comme des processus sociaux, économiques et environnementaux, où se jouent des nouvelles formes collectives de travail. Ils sont une configuration sociale particulière où se produit une rencontre entre des entités individuées qui s’engagent intentionnellement à la conception d’une représentation commune, c’est-à-dire à responsabilité partagée. Des réalisations concrètes de projets au sein des tiers lieux La réflexion menée durant l’intervention amène à s’interroger sur la pensée du numérique dans les écritures, les productions éditoriales dans les tiers lieux qui sont pensées comme un milieu où se développent des cohabitations de parties prenantes et d’acteurs sociaux, politiques ou encore publiques. Travailler à comprendre les communautés d’écriture, les productions éditoriales, c’est connaître les répertoires d’actions qui adressent l’écriture comme un outil d’analyse et d’action. La chercheuse Sylvia Fredriksson prend ainsi appui sur différents exemples de productions éditoriales que l’on peut qualifier de singulières par le fait qu’elles fournissent une expérience de partage qui a su s’abroger d’un schéma standard : 1 – L’outil des communautés en tiers lieux : Movilab 2 – L’atlas des chartes de communs urbains, un répertoire d’outils juridiques développés par les acteurs des communs. Ce projet a pour vocation de documenter les démarches juridiques qui permettent aux communs d’exister et de perdurer dans le temps. Il s’accompagne d’un manifeste qui porte la promesse d’un potentiel travail par ces communautés sur le droit lui-même. 3 – Le Cahier de propositions Politiques des communs relève d’un enjeu collectif, afin de formaliser des propositions politiques pour les dernières élections municipales. Dans ce cadre, l’outil Stylo a été utilisé pour élaborer les textes et formaliser un ensemble de propositions. 4 – Un projet de traduction de l’ouvrage Free, Fair and Alive, de David Bollier et Silke Helfrich, traduit par des communautés d’écriture sur un mode collaboratif, en vue de la production d’un ouvrage et d’un Wiki fédéré de connaissances. Une formalisation de ces objets éditoriaux Pour terminer son intervention, Sylvia Fredriksson dresse une analyse plus détaillée sur ses exemples de projets, en se posant la question suivante : Comment pérenniser ces processus collectifs d’écriture ? Pour répondre à cette problématique, les chercheurs ont formalisé leur réflexion à travers « une marque collective de certification », qui se base sur cinq critères :
En somme, ces critères pourraient constituer la base de réflexion apporter un nouveau regard à l’évaluation des contenus produits en tiers lieu. Le bilan de ces deux dernières communications, a montré qu’il existe une réelle volonté de créer des espaces de débats, afin de prendre en compte la « multiplicité des raisons contradictoires » et de favoriser la conversation et la discussion. De plus, une multiplicité de designers s’interroge sur la pratique de l’écriture collective, où l’on observe une réelle nécessité de reprendre la main sur les pratiques et outils d’éditorialisation, face au monopole des GAFAM. Pour retrouver toutes les informations complémentaires sur la conférence et la voir en replay, nous vous invitons à vous rendre sur le site du Centre Jacques Cartier à l’adresse suivante: Pour aller plus loin :Pour approfondir la notion de « communs » Pour en connaitre davantage sur la fonction de l’éditeur Stylo :
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